mercredi 20 mai 2015

Arbre tordu, arbre branchu, arbre fourchu: une toute petite histoire de danse


Pendant longtemps, je me suis demandé pourquoi tout le monde insistait pour me dire que les instruments de musique « traditionnels » devaient être fabriqués dans un morceau de bois « en coude ».
Puis un jour – un beau jour – j’ai compris ! J’avais confondu tohoi « qui forme un coude » et tooroi « le peuplier ». Rien à voir. Et rien à voir non plus avec toroi, « le goret », sinon qu’on peut en faire une inépuisable source de jeux de mots… bref, on a l’oreille phonétique qu’on peut.
Surtout, ce petit malentendu linguistique sans conséquences (à part pour mon honneur) a été l’occasion d'un petit parcours autour de quelques histoires d’arbres liées à la danse mongole. 

Une ronde Yohor spontanée à Ulan Ude, lors des répétitions pour la Nuit du Yohor 2012 ©R. Blanchier


À première vue, le rapprochement entre les deux thèmes peut paraître surprenant : a priori, on associe plus volontiers la danse mongole à la chevauchée qu’au végétal… Mais comme dans la steppe, les arbres sont d’autant plus intéressants et remarquables qu’ils sont rares !

L’arbre branchu
La première histoire est celle de l’arbre branchu (ou feuillu) saglagar mod.
Cette histoire est aussi l’histoire de la première danse mongole, c’est-à-dire, plus exactement, de la plus ancienne mention explicite de quelque chose d’assimilable à ce que nous appelons danse dans une source mongole. Et quelle source mongole ! Rien moins que L’Histoire secrète des Mongols, s’il vous plaît ! L’Histoire secrète des Mongols, cette chronique épique datée conventionnellement de la fin du XIIIe siècle qui raconte l’avènement de Gengis Khan, depuis le jour où ses mythiques ancêtres le loup bleu et la biche fauve se rencontrèrent au coin d’un bois, jusqu’à celui où Temudjin, devenu l’empereur universel Gengis Khan, disparaît, laissant la place à son fils Ögödei. À ce moment-là de l’histoire, Gengis Khan (Temüdjin) n’est pas encore né. Un nomade mongol, un certain Yesügei, petit-fils de khan, vient de voir dans la steppe une jeune femme d’une surprenante beauté. Rameutant ses frères, il donne la chasse au mari de la dame, un Merkit, et le tue, puis épouse la jeune femme, qui est en fait une fille de la tribu des Olkhonod (Olkhunut). Cette partie-là de l’histoire n’est pas du tout importante pour notre propos, mais elle raconte quand même comment fut conçu celui qui devait devenir Gengis Khan ! Bref, il se trouve que le soir même, Qotula (Koutoula), l’oncle de Yesügei, le quatrième fils de Kaboul Khan, est proclamé Khan à son tour, et c’est bien sûr l’occasion d’une grande fête :
« Les Mongols, joyeux, se réjouirent en un festin avec des danses. Ayant élevé Qutula comme souverain, ils dansèrent autour de l’arbre feuillu de Qorqonaq à y faire un sillon [où on entrait] jusqu’aux côtes, [à y faire] de la cendre [qui montait] jusqu’aux genoux. » (trad. Pelliot, histoire secrète des Mongols §57)
À la suite de l’intellectuel Rinchen (Rinčen. “Mongolčuudyn büžgijn naadam.” Soël, no. 2 (1958): 30–34), les historiens de la danse mongole ont rapproché ce passage de cérémonies chamaniques autour d’arbres (reconnaissables à leur feuillage particulièrement dense), qui auraient un lien avec des rondes bouriates (un groupe mongolophone vivant majoritairement en Russie, célèbre pour leur chamanisme) Yohor. Ils ont ainsi cherché à montrer que l’origine de la danse mongole puise nécessairement dans le chamanisme ancestral du XIIe et XIIIe siècle.
Certes, on connaît beaucoup d’histoires d’arbres-chamanes ou d’arbres de chamanes, qui se distinguent par la densité exceptionnelle de leur feuillage, de leurs branches. Mais… est-ce pour autant une danse chamanique ? mais alors où est le chamane ? Quel est le rôle de l’arbre ? est-ce vraiment une ronde ? se tiennent-ils par la main ? que font-ils avec leurs bras, leurs épaules, leur tête ? quel est le rapport avec la ronde bouriate, qui, autant que je sache, ne se danse pas autour d’un arbre ? Bref, toutes les hypothèses sont bonnes à prendre, mais pour ce qu’on en sait, la seule chose sûre, c’est que ça tourne, et qu’au milieu il y a un arbre.


L’arbre nourricier
La deuxième histoire, c’est en fait une série de petites histoires analysées par la grande spécialiste des Oirad, la chercheuse hongroise Agnès Birtalan (Birtalan, Agnes, “An Oirat Ethnogenetic Myth in Written and Oral Traditions (A Case of Oirat Legitimacy)”, Acta Orientalia Academiae Scientarum Hung. 1–3, no. 55 (2002): 69–88). Ces légendes associent un arbre nourricier à un enfant princier. En effet, le problème des princes oirad (les Mongols de l’ouest), par rapport aux princes halh (les Mongols du centre), c’est qu’ils ne descendent qu’à moitié de Gengis Khan. Mais en ces siècles (XVe-XVIIIe) où les dynasties gengiskhanides peinent à trouver un second souffle, tandis que les Oirad se trouvent à la tête de la formidable confédération dzoungar, ça peut valoir le coup de brouiller un peu les pistes de la généalogie la plus stricte : les parents d’un enfant trouvé, après tout, pourraient fort bien descendre de Gengis Khan !

Mais si, il y a des arbres en Mongolie! C'est peut-être en chassant dans ces parages que Yesügei a rencontré la mère de Gengis Khan... Qui sait? Vallée de l'Orkhon, août 2012 ©R. Blanchier
Les sources s’accordent pour faire d’un certain Bokhan (Po-han) le premier khan des Dzoungar. Mais sur son successeur, qui n’est pas son fils légitime, les choses se compliquent. Voici comment Pelliot résume deux de ces histoires sur l’origine des dynasties oirad :
« Pour K’ien-Long, Ilintai Badan Taishi est un fils illégitime de Bokhan, que sa mère abandonne dans la campagne. Bokhan le recueille et l’élève. D’après Pallas, Yaboghon-Mergen, l’ancêtre traditionel des Khoit, rencontre une déesse bannie sur terre pour des faiblesses amoureuses et l’épouse ; Mais pendant que Yaboghon-Mergen est parti pour une longue campagne, cette déesse, sa femme a des relations avec Bokhan et met au monde un fils qu’au retour de Yabohon-Mergen elle cache sous un arbre où Bokhan va le prendre. Bokhan élève ce fils qui est Ulintai Badan Taishi. » (Pelliot, Paul. Notes critiques d’histoire kalmouke. Ulaanbaatar: Librairie d’Amérique et d’orient Adrien-Maisonneuve, 1960).
Ainsi l’enfant trouvé est le fils illégitime du khan légitime des Mongols de l’ouest et, selon les cas, d’une déesse ou d’une descendante de Gengis-khan : du coup, il a l’absolue légitimité pour régner sur les Mongols de l’ouest, de l’est et du centre. Plutôt pratique, cette interférence de l’adultère/ abandon d’enfant au bon moment. Mais il s’agit également de décider laquelle des quatre tribus (Torguud, Hoshuud, Dörbet et (T)Choros) de la confédération doit être légitimement placée à sa tête.
Il est possible, nous dit le grand savant, que ces histoires ne soient qu’une récupération d’un mythe d’origine des Ouigours (qui n’ont rien à voir avec la confédération des Dzoungar, à part qu’ils sont voisins). Peut-être. Peut-être pas. Quoi qu’il en soit, dans d’autres versions rapportées par Birtalan, on trouve les mêmes mythes avec ces précisions : l’enfant abandonné sous un arbre se maintient en vie grâce à un astucieux dispositif de tuyaux (tsorgo) qui font couler de la sève de l’arbre directement dans sa bouche. Or, comment s’appelle le groupe qui a des prétentions au pouvoir légitime sur l’empire dzoungar ? les Tchoros ! « Ceux qui descendent de l’enfant nourri à la paille d’un arbre » ! Tsorgo, Tchoros, c’est presque le même mot, non ?

Je vous l’accorde : a priori, pas de danse là dedans. Sauf que les danses mettant en jeu des lignées ou des clans furent bannies durant la période socialiste au profit d’une conception très muséale de la mosaïque ethnique des Oirad. De cela, on retrouve des traces dans certains chants qui peuvent ou non accompagner des danses.
Mais surtout, ça permet d’expliquer notre troisième et dernière histoire qui sert, elle, à expliquer le sens d’une danse.

Ats, la danse de l’arbre fourchu
Ats bii, la danse « à califourchon », est une des plus spectaculaires de tout le répertoire oirad, réalisée par les meilleurs danseurs de l’ethnie des Hotons. Selon la petite histoire ce sont deux frères, un aîné et son cadet qui, en se promenant, voient un arbre fourchu se balancer dans le vent. Hop, ni une, ni deux, voici ce qu’ils font, et ils le chantent en même temps :
« Dansons en oscillant, comme un arbre fourchu, / Dansons en nous balançant, comme un arbre feuillu » (cité par Nanjid Nanžid, Dunžaa. Bij bijlegijn gajhamšig [Merveilleuse bij bijleg]. Ulaanbaatar: Sojolyn Deed Surguul’, 2009, 36.)
Comme dans le salut cérémoniel de nouvel an, c’est le cadet qui soutient l’aîné. La relation aîné/ cadet (ah/ duu) en Mongolie dépasse largement les frontières de la fratrie. Mieux, elle structure et solidarise les réseaux d’entraide et de transmission à toutes les échelles de relation au sein de la société. Ce que le petit récit qui explique la danse met en valeur, c’est, derrière l’anecdote de l’arbre fourchu qu’on décide d’imiter dans la danse, l’indéfectible solidarité qui doit unir l’aîné et le cadet, comme les branches d’un même arbre, comme les deux danseurs se confient l’un à l’autre dans un moment d’équilibre précaire. 

Deux jeunes Hoton, des frères, s'exercent au périlleux équilibre de la danse Ats, sur la place centrale d'Ulaanbaatar (8 juillet 2013 ©R. Blanchier


Le bois des flèches
Or, dans l’Histoire secrète des Mongols encore, c’est une image du même ordre qu’utilise Madame Alan-qo’a, une lointaine ancêtre de Gengis Khan, pour expliquer à ses enfants en quoi doit consister la solidarité entre frères :
« Un jour de printemps, comme elle cuisait du mouton séché, elle fit asseoir en rang  ses cinq fils Bälgünütäi, Bügünütäi, Buqu-Qatagï, Buqatu-Saljï et Bodončar-mungqaq, et leur donna à chacun un seul bois de flèche en leur disant de le briser. Chacun, prenant son seul bois de flèche, le cassa et le jeta. Puis elle lia ensemble cinq bois de flèches et les [leur) donna en leur disant : « Brisez-les. » [Mais] à eux cinq, s’étant repassé successivement les cinq flèches liées, ils furent incapables l’un après l’autre de les briser. …  Alan-qo’a parla encore à ses cinq fils ces paroles d’instruc­tion : « Vous, mes cinq fils, êtes nés d’un seul ventre. Tel les cinq bois de flèches de tout à l’heure, si vous êtes chacun seul, il sera facile à quiconque de vous briser comme chacun de ces bois de flèches ; si vous êtes ensemble et d’accord commun comme ces bois de flèches liés, à qui donc serait-il facile de vous [détruire] ? » (Histoire secrète des Mongols, §19-22, trad. Pelliot).

L’arbre feuillu de l’histoire secrète rassemble le peuple qui festoie et danse, l’arbre solitaire des légendes oirad nourrit l’enfant orphelin destiné à devenir un grand prince, l’arbre fourchu de la danse hoton, comme le paquet de bois de flèches, symbolise lui aussi la solidarité de deux êtres distincts ; et la danse, mieux que de longs discours, la met en actes… et en spectacle !

vendredi 27 mars 2015

Nirgidma de Torhout, la princesse aux Dix-Huit Chants


En 1937 paraît « Dix-huit chants et poèmes mongols, recueillis par La princesse Nirgidma de Torhout et transcrits par Madame Humbert-Sauvageot, Avec notations musicales, texte mongol, commentaires et traductions », publié par la Librairie orientaliste Paul Geuthner, dans la collection Bibliothèque musicale du Musée Guimet, dirigée par Philippe Stern. Quand je demande à consulter l’ouvrage, le bibliothécaire me regarde bizarrement. Il le déniche dans le catalogue local ; la référence est placée sous l’estampille de méchant augure « en mauvais état ». Je le supplie d’aller au moins voir s’il est en mauvais état un peu corné ou en mauvais état complètement décomposé. Il disparaît dans une obscure réserve et revient, assez longtemps après, une enveloppe kraft entre les mains. Il en sort le précieux ouvrage. Les feuilles en sont jaunies, la couverture part en miettes. Qu’importe, le livre est consultable, c’est tout ce qui compte.

L'"écriture claire" des Oirad
Quelques mots d’introduction replacent brièvement la musique et le chant mongols dans leur contexte. Dans la première partie, on trouve une traduction élégante, poétique, très belle, des dix-huit chants chacun accompagné de quelques commentaires de contexte, ou bien replaçant certains extraits dans la totalité du texte, ou qui tentent de rendre familier le genre musical à un mélomane occidental. La seconde partie contient des partitions du thème musical accompagnées des paroles en dialecte torguud. 

Dans la troisième partie, on trouve une page de gauche avec les textes des chants en « écriture claire », l’alphabet vertical de l’empire oirad, une page de droite avec une translittération pour le moins fantaisiste de ce texte en alphabet latin. Évidemment l’ordre des traductions, celui des partitions et celui des transcriptions ne correspondent pas. Rendons mille grâces à John R. Krueger qui a remis de l’ordre dans tout ça (John R. Krueger, « Dix-huit chants et poèmes mongols » revisited, Études mongoles 6, 1975, pp. 215-229). 


Malgré ces petits défauts d'édition, un honorable commentateur de l’époque ne peut que louer ce « mince album où il y a plus d’enseignements sur les Mongols et leurs terres que dans maints épais volumes de la science occidentale » et déplorer qu'il soit, justement, si mince (Pierre Lévy, Princesse Nirgidma de Torhout et Mme Humbert-Sauvageot : Dix-huit chants et poèmes mongols, Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient 40.2, 1940, pp. 461-462).

À mon sens la traduction, d’une sensibilité et d’une finesse rares, fait des chants « populaires » de véritables poèmes, dont la portée politique, portée par la voix de l’amante ou du père qui attendent, sur le pas de la yourte, le retour du mari aimé, du fils chéri, du brillant héros parti à la guerre, n’a pas été édulcorée par la propagande communiste, mais plutôt rehaussée par le bon goût françois.

Les croupière de vieil argent
Les lourdes brides de son cheval
Ont brillé une dernière fois
Un soir déjà lointain
Il est grand temps que Touri revienne

Ses rênes de soie flottaient au vent
Ses pas se sont éloignés
Sur la plaine blanchie de givre
Un soir déjà lointain
Il est grand temps que Touri revienne

Les astres se lèvent et puis se couchent
Ceux qui s’en vont ne reviennent pas
Il est grand temps que j’aille
Rejoindre Touri, Touri Bendi

Ou encore :

Pour toi, j’ai tissé au clair de lune
Une tunique de fleurs jaunes
Si j’avais pu croire à ton abandon,
Ah, Hantarma !
Au fil de l’eau, je l’aurais effeuillée

La traduction se voulait « proche du texte ». Dans la version mongole, on cherche en vain cette fidélité revendiquée… Liberté chérie ! pour le chant, ne sied-il pas que l’exactitude philologique soit parfois sacrifiée à la beauté du texte ? 

Une « Carte indiquant les limites ethnographiques des Torgouts », fort utile au demeurant, clôt ce court mais fascinant recueil.  



Mais qui sont ces Torguud / Torgout dont les chants, selon Krueger, ne ressemblent à aucun autre ?

Les Torguud : une des plus célèbres parmi les innombrables tribus qui constituèrent l’empire des Oirad. D’eux sont issus les Kalmouks, littéralement « ceux qui sont restés », ces Mongols qui, chassés par les guerres, fuirent la Haute-Asie pour venir s’installer à l’ouest de l’Oural, sur la basse Volga, au bord de la mer Caspienne, dans ce qui est aujourd’hui la République de Kalmoukie, dans la Fédération de Russie. « Ceux qui sont restés »… les autres sont rentrés au pays, au Xinjiang. Parmi ceux-là, certains ont au cours du XXe siècle traversé des frontières encore poreuses vers l’actuelle province de Hovd en Mongolie. Ils y occupent aujourd’hui un district important, celui de Bulgan : 11 000 habitants, trois écoles, une porte vers le Xinjiang chinois, et le seul district rural à disposer d’un aéroport avec vols directs vers la capitale (hors sites miniers). L’été, on y fait de superbes récoltes de mirabelles. L’hiver, comme partout en Mongolie, il y fait froid.


La route vers la frontière chinoise à Bulgan, fief des Torguud de Mongolie
Les Torguud constituent donc d’importantes communautés à la fois en Chine, en Mongolie et en Russie. D’un groupe à l’autre, le partage des noms des anciens clans permet aujourd’hui à ceux d’entre eux qui voyagent de se découvrir des parents d’un bout à l’autre de l’Asie. En 2013, un groupe de chercheurs Kalmouks invités à un festival oirad dans la province d’Uvs traversa la frontière russo-mongole. Après un trajet de 15h de tortillard et de bus sans suspensions, sitôt parvenus de l’autre côté des barrières, j’ai vu ces femmes, ces hommes s’allonger et baiser le sol, avec une écharpe sacrée, après avoir fait les libations rituelles. Pour ces Kalmouks, la Mongolie est la terre de leurs ancêtres, la terre des Oirad. « Ceux qui sont restés »… Pour certains Mongols, les Kalmouks représentent un mélange étonnant de traditions mongoles et de culture russe ou du moins caucasienne, une sorte de parfait panaché dont les ingrédients sont parfaitement discernables, un modèle d’étude de l’acculturation à sa juste moitié.

Pour les Torguud de Chine, je les connais trop mal pour en parler. Évoquons plutôt ici l’étonnante Princesse Nirgidma (Nirjidmaa) et sa lignée glorieuse.

Son père était le prince Palta des Torguud, issu d’une longue lignée aristocratique Oirad. Éduqué au Japon, il fut gouverneur de la province d’Altai de 1908 à 1917, puis obtint un poste élevé dans l’administration chinoise à Pékin. Polyglotte, ayant vécu à l'étranger et sensible aux évolutions du monde moderne, il s’attacha à donner à ses enfants une éducation cosmopolite : c’est ainsi que son aîné, Minjurdorj fut admis en 1915 à l’école des officiers de Saint-Pétersbourg par faveur spéciale du Tsar. Le second fils, Tsedendorj, fut envoyé en Allemagne d’où il revint au début de la Seconde Guerre Mondiale pour enseigner l’allemand à Pékin, ce qu’il raconte dans son autobiographie Flaneur im alten Peking, signé de son nom chinois Ce Shaozhen.

Quant à Nirgidma (1907-1983), tous ceux qui l’ont rencontrée (Frans August Larson en 1929, Henning Haslund Christensen en 1932, Carl Barkman en 1947, etc.) louent sa connaissance parfaite des langues (chinois, français, russe, anglais) et sa grande culture qui porte aussi bien sur l’Asie que sur l’occident. Elle reçut en effet une éducation raffinée à l’École du Sacré-Cœur de Pékin, puis à Paris et Bruxelles, et épousa le diplomate français, alors consul à Pékin, Michel Bréal. Tôt retirée des affaires publiques et de la tourmente qui allait frapper la Haute-Asie dès les années 1920, elle put préserver sa sérénité, son goût aristocratique et ses idées originales sur la culture mongole dans un milieu cosmopolite lettré.

« She, Nirgitma of the Torghuts, was a slender young woman, whose exquisite Parisian clothes looked exotic against her dark Mongolian beauty. … She had a complete and elegant command of the speech of western culture and to all my questions she had apt answers. For fourteen hours we talked, and, as the hours went by, her speech slipped more and more into Mongolian lines of thought. When we separated to go to the starting-places of our respective caravans […] our farewell words were spoken in Mongolian. » (Henning Haslund Christensen, Men and Gods in Mongolia, Londres, 1935).

Personnage méditatif et érudit, elle réfléchissait profondément, en ces périodes troublées dont elle fut, par sa position, un témoin privilégié mais distant, au sens des valeurs de l’orient et de l’occident, appelant à une compréhension de la culture et de la spiritualité des peuples d’Asie par les Occidentaux. Voici par exemple ce qu’elle déclare, dans un article de The National Geographic Magazine de 1932 qui lui est consacré :

« You are men of auto, railway, radio [Nirgidma continued]. You find this a backward land, without roads, speed, a free press, a balanced budget, sanitation, or familiar forms of justice. Hence you pity the Chinese. But they live in the Celestial Kingdom, the center of all the world that counts. Your progress is chaotic, at least in its impact on orientals, because its spiritual values are not realized. We Mongols are emancipated. ‘A good horse and a wide plain under God’s heaven’, that’s our desire. And we realize it. ». 

Pour moi, c’est dans cette démarche intellectuelle que s’inscrit la publication de son recueil de poèmes, entre la nostalgie d’une culture et d’une enfance disparues dans le siècle et la volonté de faire vivre sous d’autres formes, cosmopolites et profondément sensibles, la poésie de son pays.


Manyard Owen Williams, The National Geographic Magazine, Novembre 1932, vol. 62, n° 5, planche 9 face à p. 568

Des informations plus détaillées peuvent être trouvées sur cette page : http://www.barkman.nl/en/werk_compleet.jsp?categorie=1&nummer=1

jeudi 26 février 2015

Jalam Har, la vièle-cheval, la bière nationale, et la danse mongole

Une légende, connue dans toute la Mongolie, raconte l’histoire d’un jeune homme, appelé le plus souvent Coucou Namjil, qui fut envoyé en service militaire à l’autre bout du pays. Les versions divergent pour savoir s’il venait de l’est et fut envoyé à l’ouest ou vice-versa. Mais dans tous les cas, la Mongolie, même à cette époque indéterminée, c’est grand, et l’est est loin de l’ouest et vice-versa. Comme c’était un jeune fils d’éleveurs et qu’il connaissait bien les chevaux, on lui confiait le soin de les mener boire le soir à la rivière. Et c’est là qu’il fit la connaissance de la fille du Prince-général local, une excellente cavalière, qui venait elle aussi prendre le frais au bord de l’eau. Bien sûr, à force de se chanter des chants alternés d’une berge à l’autre, ils finissent par tomber profondément amoureux et continuent à se fréquenter en cachette jusqu’au jour où le jeune homme, qui a terminé son service militaire, est prié de regagner la yourte de son enfance, laissant derrière lui les chevaux, le général et l’amour.


Le huurch Amaraa fait chanter la vièle à tête de cheval, Manhan, Hovd, août 2013, ©R. Blanchier
Heureusement, la fille du général, qui était un peu magicienne, avait pensé à tout. Avant son départ, elle lui fait don d’un merveilleux cheval, un cheval noir, tout noir, mais surtout un cheval ailé qui parcourt en quelques battements de ses grandes ailes la Mongolie d’est en ouest (ou d’ouest en est, c’est selon). Donc, toutes les nuits d’est en ouest, puis d’ouest en est (ou inversement), Coucou Namjil, sur son cheval ailé noir, va retrouver sa bien-aimée au bord de la rivière. Bien sûr, dans son village, personne ne connaît son secret, le secret de la fille du général et le secret du cheval ailé. Car le jour, ce n’est qu’un cheval ordinaire. Il ne déploie ses ailes qu’à l’approche de son maître. Mais une fille du voisinage, qui convoitait un mariage avec Coucou Namjil et ne voyait pas ses affaires avancer, résolut de l’espionner pour savoir ce qui le tenait éveillé toutes les nuits… et assoupi tout le jour ! Quand elle découvre le cheval, de jalousie, elle lui coupe les ailes – à grands coups de ciseaux, dit la légende, par quoi il faut probablement entendre les ciseaux qui servent à tondre les moutons, donc plutôt s’imaginer des grandes cisailles que des ciseaux d’écolier à bout rond. Le cheval en meurt. 
 
Alors quand Coucou Namjil découvre ce forfait, une grande tristesse s'empare de lui. Non seulement il n’épouse toujours pas la fille jalouse, mais il récupère le crâne de son cheval, et il récupère les crins de son cheval, et il en fait une vièle, dont la caisse de résonance est la tête du cheval, et dont les cordes sont les crins du cheval, et quand il en joue, il croit reconnaître le galop et les hennissements de son ami le grand cheval ailé ! C’est l’invention de la vièle à tête de cheval. Maintenant, on sait que ça ne s’appelle pas « vièle à tête de cheval » à cause de la tête de cheval sculptée aujourd’hui sur le manche de chaque morin huur, mais à cause de la toute première caisse de résonance de la toute première vièle, qui était littéralement un crâne de cheval. 
Et grâce au Morin huur, on peut maintenant répéter et transmettre cette histoire en musique. 


Voilà une belle histoire, qui court partout. Mais là-dedans pour l'instant, point de danse. 

Le Morin huur et son célèbre inventeur président à toutes les performances, ici Festival des arts traditionnels, Ulaanbaatar, juin 2011©R. Blanchier

Qu’à cela ne tienne, se dit Sevjid, le grand chorégraphe national. Et il compose Jalam Har, une pièce pour trois danseurs (hommes), dont deux faire-valoir et un soliste vêtu d’un somptueux deel (tenue longue) noir. Ça tombe bien, Jalam, c’est le nom du cheval, et Har, ça veut dire qu’il est noir.

Une version solo de la chorégraphie de Sevjid, par l’ensemble Mandah Nar (aujourd’hui dissout) Voir Jalam Har.

Regardez comme elles flottent, les manches du costume, comme les ailes du grand cheval noir !
Qui dit danse mongole dit Sevjid, et qui dit Sevjid dit Jalam Har ! 
Ne nous attardons pas outre mesure sur l’utilisation facile des développés et pas-de-cheval, oublions ce que cette danse doit au ballet russe et aux danses de caractère, et plus particulièrement à la « danse kalmouk » du chorégraphe russe Moiseev (trio masculin qui alterne l'évocation des mouvements d'ailes des rapaces et des allures du cheval). 


Considérons plutôt avec une attention redoublée l’inspiration « mongole » de la chorégraphie.

Comme dans la plupart des cas, le cachet d’authenticité et de « mongolité » est à chercher non chez les Russes, mais dans les danses des Oirad, ces minorités ethniques de l’ouest de la Mongolie, si particulières avec leurs mouvements d’épaules et leurs mimiques expressives. Jalam Har, c’est effectivement le nom d’une danse biy biyelgee chez les Zahchin notamment, une danse surchargée de secousses d’épaules qui, selon la biich Otgonbayar, donne à voir la démarche altière d’un beau cheval à fière allure – sans aucun rapport avec les ailes, le Coucou Namjil, ni le morin huur. 

D’un côté, la légende commune d’un cheval ailé, de l’autre, une danse au nom vibrant pleine d’authenticité... le génie de Sevjid a été de mettre les deux ensemble : et ça marche ! Car c’est ainsi que Jalam Har, nom perdu d’une danse oubliée d’un sous-groupe minoritaire, devint l’emblème de la danse, de la nation, et de la bière mongoles ! 


Jalam Har, la bière des vrais Mongols Har ! (jeu de mots intraduisible) À consommer avec modération !


lundi 23 février 2015

Ma mélodie, un poème de Mend-Ooyo

Un très beau poème de l'écrivain mongol Mend-Oyoo, où le poète se fait vièle et musique pour accueillir et laisser résonner le chant des steppes. C'est une nouvelle traduction, encore en gestation, que je propose pour vous faire découvrir ce poème... 

"Ma mélodie" (өөрийн эгшиг)

"Ma steppe d’âge en âge fait entendre sa voix
Dans l’attente comptant les heures
À l’instant où l’ombre et la lumière se croisent
Elle laisse échapper un soupir et dit : « quand viendra le chant salvateur ? »

(...)

Les sabots des troupeaux de chevaux martelaient la berge du lac
Au tréfonds de mon cœur s’accordent les deux cordes de la vièle-cheval
Le chamelon blanc orphelin, rivé à son piquet, blatère
Le cliquetis des anneaux de la longe m’a ravi

(...)

J’ai torsadé un fil de vent pour en faire une corde mélodieuse
Mon père en jouant de moi, a su que je suis une vièle
Quand le coursier en secouant la tête, a fait tinter les anneaux de la bride
Au lointain de mon désir, deux cordes de vièle se sont dessinées

De la plaine calme et tranquille je suis la corde mélodique
Si vous en jouez encore une fois, de ce chant viendra l’harmonie
Ancestrale steppe grise, préservant les rêves de l’aube et de la nuit,
Pour les racines verdissantes, compose une berceuse d’enfant."


Des extraits de ce poème et d'autres textes de Mend-Ooyo ont été présentés dans le spectacle Terre Imprévue version 2014, avec l'aimable autorisation du poète, grâce à la participation d'Anne-Sylvie Meyza et d'autres complices! 

Pour en savoir plus sur Mend-Ooyo : http://mend-ooyo.blogspot.fr/

Paysage près de Bulgan, Hovd, août 2013, © R. Blanchier

 

mercredi 18 février 2015

Un nom mongol perdu chez les Kazakh ? un livre dont vous êtes le héros...

La mosquée kazakh de Buyant, un sum de peuplement urianhai (mongol) et kazakh, province de Bayan Ölgii ©R. Blanchier
En Mongolie, il y a des Mongols, bien sûr. Ils appartiennent à d'innombrables groupes et sous-groupes et sous-sous-groupes ethniques qui se découpent et se recoupent de façon pas très régulière en fonction d'anciennes divisions militaires, claniques, administratives, familiales ou autres. Et à côté des Mongols, il y a aussi des Kazakhs. Attention, ces Kazakhs-là sont aussi mongols, de citoyenneté mongole, bien sûr. Mais d'ethnie (ündesten) kazakh et de langue aussi kazakh, qui sont distinctes de l'ethnie (on dit parfois aussi "nationalité" en référence à un vieux terme soviétique traduit du russe) mongole et de la langue mongole. Ces Kazakhs habitent principalement à l'ouest, pas très loin de la frontière proche du Kazakhstan, dans les provinces de Hovd et Bayan-Ölgii, et un peu aussi à la capitale, Ulaanbaatar. 

Cengel (Tsengel) sum, le village natal de Galsan Tschinag ©R. Blanchier

Dans certains sum (c'est-à-dire district, l'échelon administratif inférieur à la province), ils sont minoritaires par rapport aux ethnies mongoles. Dans certains autres, ils sont majoritaires. Dans d'autres encore, il n'y a quasiment plus que des Kazakhs. C'est le cas par exemple de Sagsai, un petit sum de Bayan-Ölgii, sur une des routes qui mènent à Cengel, le village natal de l'écrivain Galsan Tschinag. 

Je n'ai passé que quelques jours à Sagsai, justement en revenant de cet étonnant petit village de Cengel. Le temps d'y croiser le directeur du centre culturel, le prof de musique, la prof de danse, quelques enfants et leurs familles. Tous des Kazakhs (mais ils parlent un peu mongol comme moi, heureusement, sinon on ne se comprendrait pas!).

Le temps passe... 

Akêrkê, prof' de danse de Sagsai ©R. Blanchier
Près d'un an et demi plus tard, je trie enfin les quelques milliers de numéros de téléphone enregistrés en Mongolie au cours des années précédentes dans mon répertoire à toute épreuve (quand on vous dit qu'il faut du temps, pour la recherche, on voit à quoi on le consacre !). Et là, je tombe sur un contact qui se nomme : Chuluun Sagsai BÖ. Sagsai BÖ, c'est le district de Sagsai de Bayan-Ölgii, ça ne peut faire l'ombre d'un doute. Mais Chuluun, par contre, ce n'est premièrement aucun de mes contacts sur place, et deuxièmement c'est un nom mongol. Dans un village kazakh?


La thèse, en fait, c'est un peu "le livre dont vous êtes le héros".  Si vous tombez sur Sagsai et que vous bloquez, rendez-vous en page 1694 du cahier de terrain numéro 18 (authentique) pour plus d'informations. Soit. J'y retrouve avec émotion les personnages que j'ai rencontrés sur place, le directeur du centre culturel, la prof de danse, les petits enfants, etc. Hélas... aucune, mais alors AUCUNE trace de Chuluun, ni d'une quelconque présence mongole sur place.
Vous êtes seul, c'est vous le héros, et vous avez le choix (en fonction de certains objets magiques qui sont en votre possession ou pas) :
1. vous n'avez visiblement pas lu le "parfait manuel du carnet de terrain", car vous devriez avoir répertorié plus clairement ce Chuluun à la bonne page du bon carnet : allez vous flageller en passant trois tours et recopiez cent fois les pages correspondantes du "parfait manuel du carnet de terrain", ça vous apprendra peut-être pour la prochaine fois.
2. Vous avez lu et appliqué avec une conscience méticuleuse et admirable le "parfait manuel du carnet de terrain", vous ne POUVEZ PAS avoir fait d'erreur aussi grossière. C'est plutôt dans la saisie du contact dans le téléphone qu'il faut chercher la bourde. Le "parfait manuel du carnet de terrain" ne disant absolument rien sur la gestion d'un carnet de contacts dans un téléphone double sim modèle 1930 importé de Russie, vous ne POUVEZ PAS vous sentir coupable de faute professionnelle si vous avez enregistré sous un faux nom ce contact. Prenez l'entrée du labyrinthe...

En effet, il faut bien savoir qui est enfin ce (ou cette ?) Chuluun pour continuer l'aventure (peut-être pas en fait, mais ne pas vérifier équivaudrait à passer outre la maxime n° 34 du "manuel du parfait tri des données de thèse", ce qui est moralement impensable). Seule solution : éplucher tous les carnets, à la recherche de toutes les occurrences de Sagsai et toutes les apparitions d'un éventuel Chuluun : un des prénoms mongols les plus courants, oui, plus courant que Pierre (dont il a le sens) en français! 

La route entre Cengel (Tsengel) et Sagsai, plus aisée à suivre que la route sinueuse de la thèse... ©R. Blanchier
Moralité : la prochaine fois, appliquez donc le "parfait manuel du carnet de terrain" à votre carnet d'adresses ! 

Nouvel an mongol 2015


Aujourd'hui s'ouvrent les festivités de la nouvelle année mongole, selon le calendrier lunaire bouddhiste: la grande fête annuelle du "Mois Blanc" (Tsagaan sar). Les Mongols vont visiter les membres de leur famille et les saluer selon la coutume. C'est aussi l'occasion d'échanger des petits cadeaux et de se remplir la panse et l'oesophage en prévision du printemps, la saison la plus rude pour les éleveurs mongols. On cuisine des biscuits spéciaux pour l'occasion, et on dresse la table de fête, en attendant les premiers-nés du troupeau! Cette année est l'année du mouton (ou de la chèvre), et c'est forcément une très bonne période qui s'annonce pour tous! 

Préparation des ravioles buuz pour la fête de Tsagaan sar



mardi 17 février 2015

Mihrimah Ghaziya, danses de Mongolie

Marie-Aude Ravet, alias Mihrimah Ghaziya, est une danseuse nomade exceptionnelle. Elle a vécu parmi de nombreuses populations méconnues, apprenant leurs langues, partageant leurs repas et leur vie quotidienne.
De son séjour en Mongolie, The Nomadic Dancer, comme elle se définit elle-même, a rapporté, entre autres, cette très belle création de danse mongole basée sur la danse des bols et la danse du cheval des Oirad de l'Altai.

Danse créée au festival Tales of the Sahara 2014 (Brno, République Tchèque), sur la musique "Xig Xile" du groupe Hanggai.

Elle donnera très prochainement (le 22 février) un stage de danses mongoles, entre autres merveilles, à Paris. Une occasion exceptionnelle à ne manquer sous aucun prétexte!

https://www.weezevent.com/dansedumonde 

lundi 16 février 2015

La Mélodie Verte. Hommage au poète mongol Zagdyn Tümenjargal (2012)

En 2012, notre lecteur de mongol à l'INALCO, le poète Zagdyn Tümenjargal, disparaissait dans des circonstances dramatiques.

Par ce petit spectacle construit autour de quelques-uns de ses poèmes, monté en un jour de répétition, et donné au théâtre de l'ENS Ulm le 2 mai 2012, nous avons voulu lui rendre hommage, tout en faisant découvrir au public parisien quelques aspects de la musique, de la danse et de la poésie mongoles.

AVEC
Trio Sarasvati : Bouzhigmaa Santaro – morin huur (vièle à tête de cheval), Ganchimeg Sandag – shanz (luth), Viviane Bruneau-Shen – yatga (cithare)
Raphaël Blanchier et Naranchimeg Tömörbaatar – danse
Tamir Choison – poèmes, chant, guitare
Anne-Sylvie Meyza – poèmes. 
Captation par Marie-Julie Huet et Guillaume Delsert.
Coordination : Raphaël Blanchier et Anne-Sylvie Meyza

Au rythme du luth shanz, de la vièle-cheval morin huur et de la cithare yatga, au fil des danses et des poèmes, La Mélodie Verte résonne « comme la cloche sur le dos d’un poulain ». Elle évoque avec une délicatesse empreinte d’émotion les détails quotidiens et les contours harmonieux des paysages, la nostalgie du pays natal et la joie de vivre sous le ciel bleu. Une invitation musicale, poétique et chorégraphique vers une autre Mongolie.



Le groupe Altai à Ulaan Ude (Bouriatie) en 2014

"Biigee biêliit", c'est la façon dont, dans le dialecte oirad, on invite à la danse: "Allons, dansons le bii". Bii, bielgee, biyelgee ou même bii biyelgee c'est ainsi qu'on appelle la danse des Oirad, ou Mongols de l'Ouest, dont les Hoton font partie.


Danse biyelgee des Hoton sur la "Louange à l'Altaï" (Altain Magtaal)

Dans cette vidéo, le talentueux danseur de bii bielgee (biyelgee) hoton Gurbazar Balgan adapte les mouvements de plusieurs danses des Hoton, un groupe ethnique de Mongolie de l'ouest, au rythme d'un air chanté bien connu par ailleurs, la "Louange à l'Altai" (Altain magtaal). On retrouve ainsi les gestes des danses Ih Tatlaga (grands mouvements des bras dirigés vers le ciel), Seten zaluu (mime de la préparation de l'orge), Balchin Heer (la danse du cheval fougueux), et le salut propre aux Hotons, influencé de façon unique en Mongolie par les gestes cultuels d'inspiration musulmane. Plus sur les Hotons dans un prochain article!
Vidéo tournée et diffusée par la chaîne de télévision privée UBS avec le groupe de musique traditionnelle Altai Hamtlag.

Erenpil, une histoire de nom (encore)

Shar Khüükhen en tenue d'hiver
Dans l'épisode précédent (Voir Erenpil en Mongolie), on apprend comment de Raphaël, mes amis mongols m'ont baptisé Erenpil. 

Cette histoire de nom, Erenpil, n’a pas fini de faire rire dans la vallée et à la ville. Ma collègue Charlotte, rebaptisée de son côté Shar Khüükhen (« la fille aux cheveux châtain ») par Gantömör, le frère aîné de Tömörbaatar, n’a pas fini de s’esclaffer en entendant mon nouveau nom mongol, qu'elle trouve, évidemment, moins bien que le sien. D’ailleurs, en peu de temps toute la famille de nos hôtes est au courant (et une famille mongole, ça fait du monde !) ; la sœur de la ville, Chuka, ma grande amie de toujours, n’en peut plus de rire et de m’appeler ainsi par dérision. Je me plains : ce nom ne veut rien dire, et il est moche, tout le monde en rit ! Et Chuka me console (tant bien que mal) : mais non, ce n’est pas moche, c’est un nom d’origine tibétaine, très respecté en Mongolie. Ah ? et ça veut dire quoi, alors ? Ben, en fait, euh… mais c’est très respectable comme nom, ne t’inquiète pas ! 
Effectivement, maintenant, partout où je vais je ne m’appelle plus Raphaël, mais Erenpil, et les Mongols sont enchantés – sauf pour mes amis très très proches, évidemment : pour eux je reste moi-même, le Français Raphaël (Arafel), qui s’est perdu en Mongolie.

Mes grands amis Chuka et Shijiree! Ölziit, août 2012, © R. Blanchier
Erenpil, Raphaël ? C’était trop simple pour durer... 

Mars 2013. Ölgii capitale de la province de Bayan-Ölgii, région de l’extrême ouest mongol peuplée majoritairement de Kazakhs. C’est le printemps dans les contreforts de l’Altai, la ville est à 1700 mètres d’altitude. Autant dire qu’il gèle sec, même si la rivière recommence à sourdre sous les monceaux de neige et de glace. Après une rude journée de labeur, une équipe d’anthropologues dont je fais partie décide d’aller se détendre à la boite dansante du centre-ville. Malgré l’interdit qui pèse sur l’alcool et la cigarette, ordre moral du gouvernement démocrate et ambiance musulmane obligent (plus ou moins selon les cas), certains parviennent à déjouer la surveillance des vigiles. Sur la piste, mes petits élèves du jour, les jeunes danseurs du théâtre, se lâchent sur les rythmes variés de la dombra et de tubes venus d’Asie centrale. Ils ont la permission de onze heures, et certains ont 17 ans à peine. On se branche avec des Kazakhs venus de la province voisine de Khovd (Hovd) vendre leurs récoltes de légumes et tubercules au marché d’Ölgii. À peine le temps de sympathiser, à 23h45, la boite ferme, et tout le monde dehors. Nos nouveaux amis cultivateurs, hélant un chauffeur qui passe, nous proposent de prolonger la soirée chez un cousin ou un frère, qui n’habite pas très loin (comprendre à l’autre bout de la ville). Dans le taxi, nous faisons plus ample connaissance. 
Ölgii, capitale des Kazakh de Mongolie, mars 2013, © R. Blanchier

Et lui, comment il s’appelle ? demande l’un d’eux en me désignant, s’adressant à notre aînée, dont le mongol est fluide. C'est indirectement à moi que la question s'adresse. La langue kazakh passe à l’oreille mongole pour proche du français. Je n’hésiterai qu’un instant à leur livrer mon nom véritable. 
"Je m’appelle Arafel", claironné-je, désireux de faire montre de mes talents linguistiques de mongolophone chevronné, tout en transformant la prononciation de façon que je crois audible. Las. Un paramètre que je n’avais pas pris en compte : l’action de l’alcool cheap sur l’oreille kazakh. 

C’est ainsi que, devant mes collègues écroulés de rire, je devins, irrémédiablement… Arafat !