jeudi 26 février 2015

Jalam Har, la vièle-cheval, la bière nationale, et la danse mongole

Une légende, connue dans toute la Mongolie, raconte l’histoire d’un jeune homme, appelé le plus souvent Coucou Namjil, qui fut envoyé en service militaire à l’autre bout du pays. Les versions divergent pour savoir s’il venait de l’est et fut envoyé à l’ouest ou vice-versa. Mais dans tous les cas, la Mongolie, même à cette époque indéterminée, c’est grand, et l’est est loin de l’ouest et vice-versa. Comme c’était un jeune fils d’éleveurs et qu’il connaissait bien les chevaux, on lui confiait le soin de les mener boire le soir à la rivière. Et c’est là qu’il fit la connaissance de la fille du Prince-général local, une excellente cavalière, qui venait elle aussi prendre le frais au bord de l’eau. Bien sûr, à force de se chanter des chants alternés d’une berge à l’autre, ils finissent par tomber profondément amoureux et continuent à se fréquenter en cachette jusqu’au jour où le jeune homme, qui a terminé son service militaire, est prié de regagner la yourte de son enfance, laissant derrière lui les chevaux, le général et l’amour.


Le huurch Amaraa fait chanter la vièle à tête de cheval, Manhan, Hovd, août 2013, ©R. Blanchier
Heureusement, la fille du général, qui était un peu magicienne, avait pensé à tout. Avant son départ, elle lui fait don d’un merveilleux cheval, un cheval noir, tout noir, mais surtout un cheval ailé qui parcourt en quelques battements de ses grandes ailes la Mongolie d’est en ouest (ou d’ouest en est, c’est selon). Donc, toutes les nuits d’est en ouest, puis d’ouest en est (ou inversement), Coucou Namjil, sur son cheval ailé noir, va retrouver sa bien-aimée au bord de la rivière. Bien sûr, dans son village, personne ne connaît son secret, le secret de la fille du général et le secret du cheval ailé. Car le jour, ce n’est qu’un cheval ordinaire. Il ne déploie ses ailes qu’à l’approche de son maître. Mais une fille du voisinage, qui convoitait un mariage avec Coucou Namjil et ne voyait pas ses affaires avancer, résolut de l’espionner pour savoir ce qui le tenait éveillé toutes les nuits… et assoupi tout le jour ! Quand elle découvre le cheval, de jalousie, elle lui coupe les ailes – à grands coups de ciseaux, dit la légende, par quoi il faut probablement entendre les ciseaux qui servent à tondre les moutons, donc plutôt s’imaginer des grandes cisailles que des ciseaux d’écolier à bout rond. Le cheval en meurt. 
 
Alors quand Coucou Namjil découvre ce forfait, une grande tristesse s'empare de lui. Non seulement il n’épouse toujours pas la fille jalouse, mais il récupère le crâne de son cheval, et il récupère les crins de son cheval, et il en fait une vièle, dont la caisse de résonance est la tête du cheval, et dont les cordes sont les crins du cheval, et quand il en joue, il croit reconnaître le galop et les hennissements de son ami le grand cheval ailé ! C’est l’invention de la vièle à tête de cheval. Maintenant, on sait que ça ne s’appelle pas « vièle à tête de cheval » à cause de la tête de cheval sculptée aujourd’hui sur le manche de chaque morin huur, mais à cause de la toute première caisse de résonance de la toute première vièle, qui était littéralement un crâne de cheval. 
Et grâce au Morin huur, on peut maintenant répéter et transmettre cette histoire en musique. 


Voilà une belle histoire, qui court partout. Mais là-dedans pour l'instant, point de danse. 

Le Morin huur et son célèbre inventeur président à toutes les performances, ici Festival des arts traditionnels, Ulaanbaatar, juin 2011©R. Blanchier

Qu’à cela ne tienne, se dit Sevjid, le grand chorégraphe national. Et il compose Jalam Har, une pièce pour trois danseurs (hommes), dont deux faire-valoir et un soliste vêtu d’un somptueux deel (tenue longue) noir. Ça tombe bien, Jalam, c’est le nom du cheval, et Har, ça veut dire qu’il est noir.

Une version solo de la chorégraphie de Sevjid, par l’ensemble Mandah Nar (aujourd’hui dissout) Voir Jalam Har.

Regardez comme elles flottent, les manches du costume, comme les ailes du grand cheval noir !
Qui dit danse mongole dit Sevjid, et qui dit Sevjid dit Jalam Har ! 
Ne nous attardons pas outre mesure sur l’utilisation facile des développés et pas-de-cheval, oublions ce que cette danse doit au ballet russe et aux danses de caractère, et plus particulièrement à la « danse kalmouk » du chorégraphe russe Moiseev (trio masculin qui alterne l'évocation des mouvements d'ailes des rapaces et des allures du cheval). 


Considérons plutôt avec une attention redoublée l’inspiration « mongole » de la chorégraphie.

Comme dans la plupart des cas, le cachet d’authenticité et de « mongolité » est à chercher non chez les Russes, mais dans les danses des Oirad, ces minorités ethniques de l’ouest de la Mongolie, si particulières avec leurs mouvements d’épaules et leurs mimiques expressives. Jalam Har, c’est effectivement le nom d’une danse biy biyelgee chez les Zahchin notamment, une danse surchargée de secousses d’épaules qui, selon la biich Otgonbayar, donne à voir la démarche altière d’un beau cheval à fière allure – sans aucun rapport avec les ailes, le Coucou Namjil, ni le morin huur. 

D’un côté, la légende commune d’un cheval ailé, de l’autre, une danse au nom vibrant pleine d’authenticité... le génie de Sevjid a été de mettre les deux ensemble : et ça marche ! Car c’est ainsi que Jalam Har, nom perdu d’une danse oubliée d’un sous-groupe minoritaire, devint l’emblème de la danse, de la nation, et de la bière mongoles ! 


Jalam Har, la bière des vrais Mongols Har ! (jeu de mots intraduisible) À consommer avec modération !


lundi 23 février 2015

Ma mélodie, un poème de Mend-Ooyo

Un très beau poème de l'écrivain mongol Mend-Oyoo, où le poète se fait vièle et musique pour accueillir et laisser résonner le chant des steppes. C'est une nouvelle traduction, encore en gestation, que je propose pour vous faire découvrir ce poème... 

"Ma mélodie" (өөрийн эгшиг)

"Ma steppe d’âge en âge fait entendre sa voix
Dans l’attente comptant les heures
À l’instant où l’ombre et la lumière se croisent
Elle laisse échapper un soupir et dit : « quand viendra le chant salvateur ? »

(...)

Les sabots des troupeaux de chevaux martelaient la berge du lac
Au tréfonds de mon cœur s’accordent les deux cordes de la vièle-cheval
Le chamelon blanc orphelin, rivé à son piquet, blatère
Le cliquetis des anneaux de la longe m’a ravi

(...)

J’ai torsadé un fil de vent pour en faire une corde mélodieuse
Mon père en jouant de moi, a su que je suis une vièle
Quand le coursier en secouant la tête, a fait tinter les anneaux de la bride
Au lointain de mon désir, deux cordes de vièle se sont dessinées

De la plaine calme et tranquille je suis la corde mélodique
Si vous en jouez encore une fois, de ce chant viendra l’harmonie
Ancestrale steppe grise, préservant les rêves de l’aube et de la nuit,
Pour les racines verdissantes, compose une berceuse d’enfant."


Des extraits de ce poème et d'autres textes de Mend-Ooyo ont été présentés dans le spectacle Terre Imprévue version 2014, avec l'aimable autorisation du poète, grâce à la participation d'Anne-Sylvie Meyza et d'autres complices! 

Pour en savoir plus sur Mend-Ooyo : http://mend-ooyo.blogspot.fr/

Paysage près de Bulgan, Hovd, août 2013, © R. Blanchier

 

mercredi 18 février 2015

Un nom mongol perdu chez les Kazakh ? un livre dont vous êtes le héros...

La mosquée kazakh de Buyant, un sum de peuplement urianhai (mongol) et kazakh, province de Bayan Ölgii ©R. Blanchier
En Mongolie, il y a des Mongols, bien sûr. Ils appartiennent à d'innombrables groupes et sous-groupes et sous-sous-groupes ethniques qui se découpent et se recoupent de façon pas très régulière en fonction d'anciennes divisions militaires, claniques, administratives, familiales ou autres. Et à côté des Mongols, il y a aussi des Kazakhs. Attention, ces Kazakhs-là sont aussi mongols, de citoyenneté mongole, bien sûr. Mais d'ethnie (ündesten) kazakh et de langue aussi kazakh, qui sont distinctes de l'ethnie (on dit parfois aussi "nationalité" en référence à un vieux terme soviétique traduit du russe) mongole et de la langue mongole. Ces Kazakhs habitent principalement à l'ouest, pas très loin de la frontière proche du Kazakhstan, dans les provinces de Hovd et Bayan-Ölgii, et un peu aussi à la capitale, Ulaanbaatar. 

Cengel (Tsengel) sum, le village natal de Galsan Tschinag ©R. Blanchier

Dans certains sum (c'est-à-dire district, l'échelon administratif inférieur à la province), ils sont minoritaires par rapport aux ethnies mongoles. Dans certains autres, ils sont majoritaires. Dans d'autres encore, il n'y a quasiment plus que des Kazakhs. C'est le cas par exemple de Sagsai, un petit sum de Bayan-Ölgii, sur une des routes qui mènent à Cengel, le village natal de l'écrivain Galsan Tschinag. 

Je n'ai passé que quelques jours à Sagsai, justement en revenant de cet étonnant petit village de Cengel. Le temps d'y croiser le directeur du centre culturel, le prof de musique, la prof de danse, quelques enfants et leurs familles. Tous des Kazakhs (mais ils parlent un peu mongol comme moi, heureusement, sinon on ne se comprendrait pas!).

Le temps passe... 

Akêrkê, prof' de danse de Sagsai ©R. Blanchier
Près d'un an et demi plus tard, je trie enfin les quelques milliers de numéros de téléphone enregistrés en Mongolie au cours des années précédentes dans mon répertoire à toute épreuve (quand on vous dit qu'il faut du temps, pour la recherche, on voit à quoi on le consacre !). Et là, je tombe sur un contact qui se nomme : Chuluun Sagsai BÖ. Sagsai BÖ, c'est le district de Sagsai de Bayan-Ölgii, ça ne peut faire l'ombre d'un doute. Mais Chuluun, par contre, ce n'est premièrement aucun de mes contacts sur place, et deuxièmement c'est un nom mongol. Dans un village kazakh?


La thèse, en fait, c'est un peu "le livre dont vous êtes le héros".  Si vous tombez sur Sagsai et que vous bloquez, rendez-vous en page 1694 du cahier de terrain numéro 18 (authentique) pour plus d'informations. Soit. J'y retrouve avec émotion les personnages que j'ai rencontrés sur place, le directeur du centre culturel, la prof de danse, les petits enfants, etc. Hélas... aucune, mais alors AUCUNE trace de Chuluun, ni d'une quelconque présence mongole sur place.
Vous êtes seul, c'est vous le héros, et vous avez le choix (en fonction de certains objets magiques qui sont en votre possession ou pas) :
1. vous n'avez visiblement pas lu le "parfait manuel du carnet de terrain", car vous devriez avoir répertorié plus clairement ce Chuluun à la bonne page du bon carnet : allez vous flageller en passant trois tours et recopiez cent fois les pages correspondantes du "parfait manuel du carnet de terrain", ça vous apprendra peut-être pour la prochaine fois.
2. Vous avez lu et appliqué avec une conscience méticuleuse et admirable le "parfait manuel du carnet de terrain", vous ne POUVEZ PAS avoir fait d'erreur aussi grossière. C'est plutôt dans la saisie du contact dans le téléphone qu'il faut chercher la bourde. Le "parfait manuel du carnet de terrain" ne disant absolument rien sur la gestion d'un carnet de contacts dans un téléphone double sim modèle 1930 importé de Russie, vous ne POUVEZ PAS vous sentir coupable de faute professionnelle si vous avez enregistré sous un faux nom ce contact. Prenez l'entrée du labyrinthe...

En effet, il faut bien savoir qui est enfin ce (ou cette ?) Chuluun pour continuer l'aventure (peut-être pas en fait, mais ne pas vérifier équivaudrait à passer outre la maxime n° 34 du "manuel du parfait tri des données de thèse", ce qui est moralement impensable). Seule solution : éplucher tous les carnets, à la recherche de toutes les occurrences de Sagsai et toutes les apparitions d'un éventuel Chuluun : un des prénoms mongols les plus courants, oui, plus courant que Pierre (dont il a le sens) en français! 

La route entre Cengel (Tsengel) et Sagsai, plus aisée à suivre que la route sinueuse de la thèse... ©R. Blanchier
Moralité : la prochaine fois, appliquez donc le "parfait manuel du carnet de terrain" à votre carnet d'adresses ! 

Nouvel an mongol 2015


Aujourd'hui s'ouvrent les festivités de la nouvelle année mongole, selon le calendrier lunaire bouddhiste: la grande fête annuelle du "Mois Blanc" (Tsagaan sar). Les Mongols vont visiter les membres de leur famille et les saluer selon la coutume. C'est aussi l'occasion d'échanger des petits cadeaux et de se remplir la panse et l'oesophage en prévision du printemps, la saison la plus rude pour les éleveurs mongols. On cuisine des biscuits spéciaux pour l'occasion, et on dresse la table de fête, en attendant les premiers-nés du troupeau! Cette année est l'année du mouton (ou de la chèvre), et c'est forcément une très bonne période qui s'annonce pour tous! 

Préparation des ravioles buuz pour la fête de Tsagaan sar



mardi 17 février 2015

Mihrimah Ghaziya, danses de Mongolie

Marie-Aude Ravet, alias Mihrimah Ghaziya, est une danseuse nomade exceptionnelle. Elle a vécu parmi de nombreuses populations méconnues, apprenant leurs langues, partageant leurs repas et leur vie quotidienne.
De son séjour en Mongolie, The Nomadic Dancer, comme elle se définit elle-même, a rapporté, entre autres, cette très belle création de danse mongole basée sur la danse des bols et la danse du cheval des Oirad de l'Altai.

Danse créée au festival Tales of the Sahara 2014 (Brno, République Tchèque), sur la musique "Xig Xile" du groupe Hanggai.

Elle donnera très prochainement (le 22 février) un stage de danses mongoles, entre autres merveilles, à Paris. Une occasion exceptionnelle à ne manquer sous aucun prétexte!

https://www.weezevent.com/dansedumonde 

lundi 16 février 2015

La Mélodie Verte. Hommage au poète mongol Zagdyn Tümenjargal (2012)

En 2012, notre lecteur de mongol à l'INALCO, le poète Zagdyn Tümenjargal, disparaissait dans des circonstances dramatiques.

Par ce petit spectacle construit autour de quelques-uns de ses poèmes, monté en un jour de répétition, et donné au théâtre de l'ENS Ulm le 2 mai 2012, nous avons voulu lui rendre hommage, tout en faisant découvrir au public parisien quelques aspects de la musique, de la danse et de la poésie mongoles.

AVEC
Trio Sarasvati : Bouzhigmaa Santaro – morin huur (vièle à tête de cheval), Ganchimeg Sandag – shanz (luth), Viviane Bruneau-Shen – yatga (cithare)
Raphaël Blanchier et Naranchimeg Tömörbaatar – danse
Tamir Choison – poèmes, chant, guitare
Anne-Sylvie Meyza – poèmes. 
Captation par Marie-Julie Huet et Guillaume Delsert.
Coordination : Raphaël Blanchier et Anne-Sylvie Meyza

Au rythme du luth shanz, de la vièle-cheval morin huur et de la cithare yatga, au fil des danses et des poèmes, La Mélodie Verte résonne « comme la cloche sur le dos d’un poulain ». Elle évoque avec une délicatesse empreinte d’émotion les détails quotidiens et les contours harmonieux des paysages, la nostalgie du pays natal et la joie de vivre sous le ciel bleu. Une invitation musicale, poétique et chorégraphique vers une autre Mongolie.



Le groupe Altai à Ulaan Ude (Bouriatie) en 2014

"Biigee biêliit", c'est la façon dont, dans le dialecte oirad, on invite à la danse: "Allons, dansons le bii". Bii, bielgee, biyelgee ou même bii biyelgee c'est ainsi qu'on appelle la danse des Oirad, ou Mongols de l'Ouest, dont les Hoton font partie.


Danse biyelgee des Hoton sur la "Louange à l'Altaï" (Altain Magtaal)

Dans cette vidéo, le talentueux danseur de bii bielgee (biyelgee) hoton Gurbazar Balgan adapte les mouvements de plusieurs danses des Hoton, un groupe ethnique de Mongolie de l'ouest, au rythme d'un air chanté bien connu par ailleurs, la "Louange à l'Altai" (Altain magtaal). On retrouve ainsi les gestes des danses Ih Tatlaga (grands mouvements des bras dirigés vers le ciel), Seten zaluu (mime de la préparation de l'orge), Balchin Heer (la danse du cheval fougueux), et le salut propre aux Hotons, influencé de façon unique en Mongolie par les gestes cultuels d'inspiration musulmane. Plus sur les Hotons dans un prochain article!
Vidéo tournée et diffusée par la chaîne de télévision privée UBS avec le groupe de musique traditionnelle Altai Hamtlag.

Erenpil, une histoire de nom (encore)

Shar Khüükhen en tenue d'hiver
Dans l'épisode précédent (Voir Erenpil en Mongolie), on apprend comment de Raphaël, mes amis mongols m'ont baptisé Erenpil. 

Cette histoire de nom, Erenpil, n’a pas fini de faire rire dans la vallée et à la ville. Ma collègue Charlotte, rebaptisée de son côté Shar Khüükhen (« la fille aux cheveux châtain ») par Gantömör, le frère aîné de Tömörbaatar, n’a pas fini de s’esclaffer en entendant mon nouveau nom mongol, qu'elle trouve, évidemment, moins bien que le sien. D’ailleurs, en peu de temps toute la famille de nos hôtes est au courant (et une famille mongole, ça fait du monde !) ; la sœur de la ville, Chuka, ma grande amie de toujours, n’en peut plus de rire et de m’appeler ainsi par dérision. Je me plains : ce nom ne veut rien dire, et il est moche, tout le monde en rit ! Et Chuka me console (tant bien que mal) : mais non, ce n’est pas moche, c’est un nom d’origine tibétaine, très respecté en Mongolie. Ah ? et ça veut dire quoi, alors ? Ben, en fait, euh… mais c’est très respectable comme nom, ne t’inquiète pas ! 
Effectivement, maintenant, partout où je vais je ne m’appelle plus Raphaël, mais Erenpil, et les Mongols sont enchantés – sauf pour mes amis très très proches, évidemment : pour eux je reste moi-même, le Français Raphaël (Arafel), qui s’est perdu en Mongolie.

Mes grands amis Chuka et Shijiree! Ölziit, août 2012, © R. Blanchier
Erenpil, Raphaël ? C’était trop simple pour durer... 

Mars 2013. Ölgii capitale de la province de Bayan-Ölgii, région de l’extrême ouest mongol peuplée majoritairement de Kazakhs. C’est le printemps dans les contreforts de l’Altai, la ville est à 1700 mètres d’altitude. Autant dire qu’il gèle sec, même si la rivière recommence à sourdre sous les monceaux de neige et de glace. Après une rude journée de labeur, une équipe d’anthropologues dont je fais partie décide d’aller se détendre à la boite dansante du centre-ville. Malgré l’interdit qui pèse sur l’alcool et la cigarette, ordre moral du gouvernement démocrate et ambiance musulmane obligent (plus ou moins selon les cas), certains parviennent à déjouer la surveillance des vigiles. Sur la piste, mes petits élèves du jour, les jeunes danseurs du théâtre, se lâchent sur les rythmes variés de la dombra et de tubes venus d’Asie centrale. Ils ont la permission de onze heures, et certains ont 17 ans à peine. On se branche avec des Kazakhs venus de la province voisine de Khovd (Hovd) vendre leurs récoltes de légumes et tubercules au marché d’Ölgii. À peine le temps de sympathiser, à 23h45, la boite ferme, et tout le monde dehors. Nos nouveaux amis cultivateurs, hélant un chauffeur qui passe, nous proposent de prolonger la soirée chez un cousin ou un frère, qui n’habite pas très loin (comprendre à l’autre bout de la ville). Dans le taxi, nous faisons plus ample connaissance. 
Ölgii, capitale des Kazakh de Mongolie, mars 2013, © R. Blanchier

Et lui, comment il s’appelle ? demande l’un d’eux en me désignant, s’adressant à notre aînée, dont le mongol est fluide. C'est indirectement à moi que la question s'adresse. La langue kazakh passe à l’oreille mongole pour proche du français. Je n’hésiterai qu’un instant à leur livrer mon nom véritable. 
"Je m’appelle Arafel", claironné-je, désireux de faire montre de mes talents linguistiques de mongolophone chevronné, tout en transformant la prononciation de façon que je crois audible. Las. Un paramètre que je n’avais pas pris en compte : l’action de l’alcool cheap sur l’oreille kazakh. 

C’est ainsi que, devant mes collègues écroulés de rire, je devins, irrémédiablement… Arafat !

Altai Hamtlag - danse biyelgee des Hoton de l'Altaï mongol

Dans cette vidéo, les très talentueux Gurbazar Balgan et Ganzorig Balgan, fils de mon maître à danser Balgan, font quelques mouvements de bii bielgee (ou biyelgee) des Hoton, un groupe ethnique de l'Altaï mongol.

https://www.youtube.com/watch?v=HrwpdRe7meM

dimanche 15 février 2015

Erenpil en Mongolie


Le campement (ail) de Tömörbaatar à Ölziit, août 2012, © R. Blanchier



17 août 2012. Du matin au soir, dans les ail, les campements des nomades au bord de la rivière, on rassemble les juments pour les traire. La saison de l’airag, le lait de jument fermenté, bat son plein. On ne s’occupe des vaches et des bris, les femelles yak, qu’à la nuit. Dans le noir qui tombe tôt, les ombres des femmes, le pêle-mêle des vaches et des veaux qui piétinent autour des yourtes. Tömörbaatar est parti à moto chercher un tronc de mélèze pour le bois de chauffe. Je suis resté sur place, aider les femmes. Le nez en l’air, selon une habitude paresseuse et qui m’est chère, je médite, le front dans le soleil déjà couché, lorsqu’Angaa fait entendre sa voix mélodieuse depuis l’enclos où l’on détache les veaux : Erenpil ! Erenpil ! Mon esprit erre dans mes souvenirs de l’étude scientifique des huchements adressés au bétail : depuis quand parle-t-on aux veaux en disant « Erenpil » ? Et l’appel se poursuit, impérieux, indiscutable : « Erenpil, viens ici nous aider ! Erenpil ! ». Et là, je comprends tout : Erenpil, ce n’est pas un veau, c’est moi ! C’est moi qu’on appelle à l’aide à l’enclos des veaux ! Ce que c’est que de rêvasser à l’heure de l’ouvrage ! Je quitte mon nez en l’air et j’accours, l’air contrit ; je ne suis pas encore bien habitué à mon nouveau nom mongol. 


15 août 2012
« C’est quoi ton nom ?
-       Raphaël
-       Eh ?
-       Euh, Arafel, dis-je en mongolisant autant que je peux la prononciation de mon nom de baptême, moi qui ne fus pas baptisé.
-       Erpel ?
-       Non, euh, oui, oui c’est bon, je me reconnaîtrai… il n’y en a pas deux comme moi par ici. Il ne s’agit pas d’embarrasser mes précieux hôtes par ce genre de détails !
-       Non, ton nom, il est imprononçable, je m’en souviens jamais. Tu n’as pas un nom mongol ?
-        Euh ? non, pourquoi, il fallait ? (si on m’avait dit ça, à l’INALCO, en cours de langue…)
-       Notre autre ami français, son nom aussi est imprononçable (Adrien : effectivement, en mongol, c’est pire que Raphaël), on l’appelle Bold (ah oui, ça c’est un nom simple et bien mongol !)
-       On lui a donné un nom mongol, on va t’en donner un : tu t’appelleras, euh… Erenpil !

Et c’est ainsi que Raphaël au nom imprononçable devint, pour les besoins de la traite des vaches, Erenpil !