vendredi 27 mars 2015

Nirgidma de Torhout, la princesse aux Dix-Huit Chants


En 1937 paraît « Dix-huit chants et poèmes mongols, recueillis par La princesse Nirgidma de Torhout et transcrits par Madame Humbert-Sauvageot, Avec notations musicales, texte mongol, commentaires et traductions », publié par la Librairie orientaliste Paul Geuthner, dans la collection Bibliothèque musicale du Musée Guimet, dirigée par Philippe Stern. Quand je demande à consulter l’ouvrage, le bibliothécaire me regarde bizarrement. Il le déniche dans le catalogue local ; la référence est placée sous l’estampille de méchant augure « en mauvais état ». Je le supplie d’aller au moins voir s’il est en mauvais état un peu corné ou en mauvais état complètement décomposé. Il disparaît dans une obscure réserve et revient, assez longtemps après, une enveloppe kraft entre les mains. Il en sort le précieux ouvrage. Les feuilles en sont jaunies, la couverture part en miettes. Qu’importe, le livre est consultable, c’est tout ce qui compte.

L'"écriture claire" des Oirad
Quelques mots d’introduction replacent brièvement la musique et le chant mongols dans leur contexte. Dans la première partie, on trouve une traduction élégante, poétique, très belle, des dix-huit chants chacun accompagné de quelques commentaires de contexte, ou bien replaçant certains extraits dans la totalité du texte, ou qui tentent de rendre familier le genre musical à un mélomane occidental. La seconde partie contient des partitions du thème musical accompagnées des paroles en dialecte torguud. 

Dans la troisième partie, on trouve une page de gauche avec les textes des chants en « écriture claire », l’alphabet vertical de l’empire oirad, une page de droite avec une translittération pour le moins fantaisiste de ce texte en alphabet latin. Évidemment l’ordre des traductions, celui des partitions et celui des transcriptions ne correspondent pas. Rendons mille grâces à John R. Krueger qui a remis de l’ordre dans tout ça (John R. Krueger, « Dix-huit chants et poèmes mongols » revisited, Études mongoles 6, 1975, pp. 215-229). 


Malgré ces petits défauts d'édition, un honorable commentateur de l’époque ne peut que louer ce « mince album où il y a plus d’enseignements sur les Mongols et leurs terres que dans maints épais volumes de la science occidentale » et déplorer qu'il soit, justement, si mince (Pierre Lévy, Princesse Nirgidma de Torhout et Mme Humbert-Sauvageot : Dix-huit chants et poèmes mongols, Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient 40.2, 1940, pp. 461-462).

À mon sens la traduction, d’une sensibilité et d’une finesse rares, fait des chants « populaires » de véritables poèmes, dont la portée politique, portée par la voix de l’amante ou du père qui attendent, sur le pas de la yourte, le retour du mari aimé, du fils chéri, du brillant héros parti à la guerre, n’a pas été édulcorée par la propagande communiste, mais plutôt rehaussée par le bon goût françois.

Les croupière de vieil argent
Les lourdes brides de son cheval
Ont brillé une dernière fois
Un soir déjà lointain
Il est grand temps que Touri revienne

Ses rênes de soie flottaient au vent
Ses pas se sont éloignés
Sur la plaine blanchie de givre
Un soir déjà lointain
Il est grand temps que Touri revienne

Les astres se lèvent et puis se couchent
Ceux qui s’en vont ne reviennent pas
Il est grand temps que j’aille
Rejoindre Touri, Touri Bendi

Ou encore :

Pour toi, j’ai tissé au clair de lune
Une tunique de fleurs jaunes
Si j’avais pu croire à ton abandon,
Ah, Hantarma !
Au fil de l’eau, je l’aurais effeuillée

La traduction se voulait « proche du texte ». Dans la version mongole, on cherche en vain cette fidélité revendiquée… Liberté chérie ! pour le chant, ne sied-il pas que l’exactitude philologique soit parfois sacrifiée à la beauté du texte ? 

Une « Carte indiquant les limites ethnographiques des Torgouts », fort utile au demeurant, clôt ce court mais fascinant recueil.  



Mais qui sont ces Torguud / Torgout dont les chants, selon Krueger, ne ressemblent à aucun autre ?

Les Torguud : une des plus célèbres parmi les innombrables tribus qui constituèrent l’empire des Oirad. D’eux sont issus les Kalmouks, littéralement « ceux qui sont restés », ces Mongols qui, chassés par les guerres, fuirent la Haute-Asie pour venir s’installer à l’ouest de l’Oural, sur la basse Volga, au bord de la mer Caspienne, dans ce qui est aujourd’hui la République de Kalmoukie, dans la Fédération de Russie. « Ceux qui sont restés »… les autres sont rentrés au pays, au Xinjiang. Parmi ceux-là, certains ont au cours du XXe siècle traversé des frontières encore poreuses vers l’actuelle province de Hovd en Mongolie. Ils y occupent aujourd’hui un district important, celui de Bulgan : 11 000 habitants, trois écoles, une porte vers le Xinjiang chinois, et le seul district rural à disposer d’un aéroport avec vols directs vers la capitale (hors sites miniers). L’été, on y fait de superbes récoltes de mirabelles. L’hiver, comme partout en Mongolie, il y fait froid.


La route vers la frontière chinoise à Bulgan, fief des Torguud de Mongolie
Les Torguud constituent donc d’importantes communautés à la fois en Chine, en Mongolie et en Russie. D’un groupe à l’autre, le partage des noms des anciens clans permet aujourd’hui à ceux d’entre eux qui voyagent de se découvrir des parents d’un bout à l’autre de l’Asie. En 2013, un groupe de chercheurs Kalmouks invités à un festival oirad dans la province d’Uvs traversa la frontière russo-mongole. Après un trajet de 15h de tortillard et de bus sans suspensions, sitôt parvenus de l’autre côté des barrières, j’ai vu ces femmes, ces hommes s’allonger et baiser le sol, avec une écharpe sacrée, après avoir fait les libations rituelles. Pour ces Kalmouks, la Mongolie est la terre de leurs ancêtres, la terre des Oirad. « Ceux qui sont restés »… Pour certains Mongols, les Kalmouks représentent un mélange étonnant de traditions mongoles et de culture russe ou du moins caucasienne, une sorte de parfait panaché dont les ingrédients sont parfaitement discernables, un modèle d’étude de l’acculturation à sa juste moitié.

Pour les Torguud de Chine, je les connais trop mal pour en parler. Évoquons plutôt ici l’étonnante Princesse Nirgidma (Nirjidmaa) et sa lignée glorieuse.

Son père était le prince Palta des Torguud, issu d’une longue lignée aristocratique Oirad. Éduqué au Japon, il fut gouverneur de la province d’Altai de 1908 à 1917, puis obtint un poste élevé dans l’administration chinoise à Pékin. Polyglotte, ayant vécu à l'étranger et sensible aux évolutions du monde moderne, il s’attacha à donner à ses enfants une éducation cosmopolite : c’est ainsi que son aîné, Minjurdorj fut admis en 1915 à l’école des officiers de Saint-Pétersbourg par faveur spéciale du Tsar. Le second fils, Tsedendorj, fut envoyé en Allemagne d’où il revint au début de la Seconde Guerre Mondiale pour enseigner l’allemand à Pékin, ce qu’il raconte dans son autobiographie Flaneur im alten Peking, signé de son nom chinois Ce Shaozhen.

Quant à Nirgidma (1907-1983), tous ceux qui l’ont rencontrée (Frans August Larson en 1929, Henning Haslund Christensen en 1932, Carl Barkman en 1947, etc.) louent sa connaissance parfaite des langues (chinois, français, russe, anglais) et sa grande culture qui porte aussi bien sur l’Asie que sur l’occident. Elle reçut en effet une éducation raffinée à l’École du Sacré-Cœur de Pékin, puis à Paris et Bruxelles, et épousa le diplomate français, alors consul à Pékin, Michel Bréal. Tôt retirée des affaires publiques et de la tourmente qui allait frapper la Haute-Asie dès les années 1920, elle put préserver sa sérénité, son goût aristocratique et ses idées originales sur la culture mongole dans un milieu cosmopolite lettré.

« She, Nirgitma of the Torghuts, was a slender young woman, whose exquisite Parisian clothes looked exotic against her dark Mongolian beauty. … She had a complete and elegant command of the speech of western culture and to all my questions she had apt answers. For fourteen hours we talked, and, as the hours went by, her speech slipped more and more into Mongolian lines of thought. When we separated to go to the starting-places of our respective caravans […] our farewell words were spoken in Mongolian. » (Henning Haslund Christensen, Men and Gods in Mongolia, Londres, 1935).

Personnage méditatif et érudit, elle réfléchissait profondément, en ces périodes troublées dont elle fut, par sa position, un témoin privilégié mais distant, au sens des valeurs de l’orient et de l’occident, appelant à une compréhension de la culture et de la spiritualité des peuples d’Asie par les Occidentaux. Voici par exemple ce qu’elle déclare, dans un article de The National Geographic Magazine de 1932 qui lui est consacré :

« You are men of auto, railway, radio [Nirgidma continued]. You find this a backward land, without roads, speed, a free press, a balanced budget, sanitation, or familiar forms of justice. Hence you pity the Chinese. But they live in the Celestial Kingdom, the center of all the world that counts. Your progress is chaotic, at least in its impact on orientals, because its spiritual values are not realized. We Mongols are emancipated. ‘A good horse and a wide plain under God’s heaven’, that’s our desire. And we realize it. ». 

Pour moi, c’est dans cette démarche intellectuelle que s’inscrit la publication de son recueil de poèmes, entre la nostalgie d’une culture et d’une enfance disparues dans le siècle et la volonté de faire vivre sous d’autres formes, cosmopolites et profondément sensibles, la poésie de son pays.


Manyard Owen Williams, The National Geographic Magazine, Novembre 1932, vol. 62, n° 5, planche 9 face à p. 568

Des informations plus détaillées peuvent être trouvées sur cette page : http://www.barkman.nl/en/werk_compleet.jsp?categorie=1&nummer=1

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