Pendant longtemps, je me suis
demandé pourquoi tout le monde insistait pour me dire que les instruments de
musique « traditionnels » devaient être fabriqués dans un morceau de
bois « en coude ».
Puis un jour – un beau
jour – j’ai compris ! J’avais confondu tohoi « qui forme un coude » et tooroi « le peuplier ». Rien à voir. Et rien à voir non
plus avec toroi, « le
goret », sinon qu’on peut en faire une inépuisable source de jeux de mots…
bref, on a l’oreille phonétique qu’on peut.
Surtout, ce petit malentendu
linguistique sans conséquences (à part pour mon honneur) a été l’occasion d'un petit parcours autour de quelques histoires d’arbres liées à la danse mongole.
Une ronde Yohor spontanée à Ulan Ude, lors des répétitions pour la Nuit du Yohor 2012 ©R. Blanchier |
À première vue, le rapprochement
entre les deux thèmes peut paraître surprenant : a priori, on associe plus volontiers la danse mongole à la
chevauchée qu’au végétal… Mais comme dans la steppe, les arbres sont d’autant
plus intéressants et remarquables qu’ils sont rares !
L’arbre
branchu
La première histoire est celle de l’arbre branchu (ou feuillu) saglagar mod.
Cette histoire est aussi
l’histoire de la première danse mongole, c’est-à-dire, plus exactement, de la
plus ancienne mention explicite de quelque chose d’assimilable à ce que nous
appelons danse dans une source mongole. Et quelle source mongole ! Rien
moins que L’Histoire secrète des Mongols, s’il vous plaît ! L’Histoire
secrète des Mongols, cette chronique épique datée conventionnellement de la fin
du XIIIe siècle qui raconte l’avènement de Gengis Khan, depuis le jour où ses
mythiques ancêtres le loup bleu et la biche fauve se rencontrèrent au coin d’un
bois, jusqu’à celui où Temudjin, devenu l’empereur universel Gengis Khan,
disparaît, laissant la place à son fils Ögödei. À ce moment-là de l’histoire,
Gengis Khan (Temüdjin) n’est pas encore né. Un nomade mongol, un certain
Yesügei, petit-fils de khan, vient de voir dans la steppe une jeune femme d’une
surprenante beauté. Rameutant ses frères, il donne la chasse au mari de la
dame, un Merkit, et le tue, puis épouse la jeune femme, qui est en fait une
fille de la tribu des Olkhonod (Olkhunut). Cette partie-là de l’histoire n’est
pas du tout importante pour notre propos, mais elle raconte quand même comment
fut conçu celui qui devait devenir Gengis Khan ! Bref, il se trouve que le
soir même, Qotula (Koutoula), l’oncle de Yesügei, le quatrième fils de Kaboul
Khan, est proclamé Khan à son tour, et c’est bien sûr l’occasion d’une grande
fête :
« Les Mongols, joyeux, se réjouirent en un festin avec des danses.
Ayant élevé Qutula comme souverain, ils dansèrent autour de l’arbre feuillu de
Qorqonaq à y faire un sillon [où on entrait] jusqu’aux côtes, [à y faire] de la
cendre [qui montait] jusqu’aux genoux. » (trad. Pelliot, histoire secrète
des Mongols §57)
À la suite de l’intellectuel
Rinchen (Rinčen. “Mongolčuudyn büžgijn
naadam.” Soël, no. 2 (1958): 30–34), les historiens de la danse mongole ont rapproché ce
passage de cérémonies chamaniques autour d’arbres (reconnaissables à leur
feuillage particulièrement dense), qui auraient un lien avec des rondes
bouriates (un groupe mongolophone vivant majoritairement en Russie, célèbre
pour leur chamanisme) Yohor. Ils ont
ainsi cherché à montrer que l’origine de la danse mongole puise nécessairement
dans le chamanisme ancestral du XIIe et XIIIe siècle.
Certes, on connaît beaucoup
d’histoires d’arbres-chamanes ou d’arbres de chamanes, qui se distinguent par
la densité exceptionnelle de leur feuillage, de leurs branches. Mais… est-ce
pour autant une danse chamanique ? mais alors où est le chamane ?
Quel est le rôle de l’arbre ? est-ce vraiment une ronde ? se
tiennent-ils par la main ? que font-ils avec leurs bras, leurs épaules,
leur tête ? quel est le rapport avec la ronde bouriate, qui, autant que je
sache, ne se danse pas autour d’un arbre ? Bref, toutes les hypothèses
sont bonnes à prendre, mais pour ce qu’on en sait, la seule chose sûre, c’est
que ça tourne, et qu’au milieu il y a un arbre.
L’arbre
nourricier
La deuxième histoire, c’est en
fait une série de petites histoires analysées par la grande spécialiste des
Oirad, la chercheuse hongroise Agnès Birtalan (Birtalan, Agnes, “An Oirat Ethnogenetic Myth in Written and Oral Traditions
(A Case of Oirat Legitimacy)”, Acta Orientalia Academiae Scientarum Hung.
1–3, no. 55 (2002): 69–88).
Ces légendes associent un arbre nourricier à un enfant princier. En effet, le
problème des princes oirad (les Mongols de l’ouest), par rapport aux princes
halh (les Mongols du centre), c’est qu’ils ne descendent qu’à moitié de Gengis
Khan. Mais en ces siècles (XVe-XVIIIe) où les dynasties gengiskhanides peinent
à trouver un second souffle, tandis que les Oirad se trouvent à la tête de la formidable
confédération dzoungar, ça peut valoir le coup de brouiller un peu les pistes
de la généalogie la plus stricte : les parents d’un enfant trouvé, après
tout, pourraient fort bien descendre de Gengis Khan !
Mais si, il y a des arbres en Mongolie! C'est peut-être en chassant dans ces parages que Yesügei a rencontré la mère de Gengis Khan... Qui sait? Vallée de l'Orkhon, août 2012 ©R. Blanchier |
Les sources s’accordent pour
faire d’un certain Bokhan (Po-han) le premier khan des Dzoungar. Mais sur son
successeur, qui n’est pas son fils légitime, les choses se compliquent. Voici
comment Pelliot résume deux de ces histoires sur l’origine des dynasties
oirad :
« Pour K’ien-Long, Ilintai Badan Taishi est un fils illégitime de Bokhan, que sa mère abandonne dans la campagne. Bokhan le recueille et l’élève. D’après Pallas, Yaboghon-Mergen, l’ancêtre traditionel des Khoit, rencontre une déesse bannie sur terre pour des faiblesses amoureuses et l’épouse ; Mais pendant que Yaboghon-Mergen est parti pour une longue campagne, cette déesse, sa femme a des relations avec Bokhan et met au monde un fils qu’au retour de Yabohon-Mergen elle cache sous un arbre où Bokhan va le prendre. Bokhan élève ce fils qui est Ulintai Badan Taishi. » (Pelliot, Paul. Notes critiques d’histoire kalmouke. Ulaanbaatar: Librairie d’Amérique et d’orient Adrien-Maisonneuve, 1960).
« Pour K’ien-Long, Ilintai Badan Taishi est un fils illégitime de Bokhan, que sa mère abandonne dans la campagne. Bokhan le recueille et l’élève. D’après Pallas, Yaboghon-Mergen, l’ancêtre traditionel des Khoit, rencontre une déesse bannie sur terre pour des faiblesses amoureuses et l’épouse ; Mais pendant que Yaboghon-Mergen est parti pour une longue campagne, cette déesse, sa femme a des relations avec Bokhan et met au monde un fils qu’au retour de Yabohon-Mergen elle cache sous un arbre où Bokhan va le prendre. Bokhan élève ce fils qui est Ulintai Badan Taishi. » (Pelliot, Paul. Notes critiques d’histoire kalmouke. Ulaanbaatar: Librairie d’Amérique et d’orient Adrien-Maisonneuve, 1960).
Ainsi l’enfant trouvé est le fils
illégitime du khan légitime des Mongols de l’ouest et, selon les cas, d’une
déesse ou d’une descendante de Gengis-khan : du coup, il a l’absolue
légitimité pour régner sur les Mongols de l’ouest, de l’est et du centre.
Plutôt pratique, cette interférence de l’adultère/ abandon d’enfant au bon
moment. Mais il s’agit également de décider laquelle des quatre tribus
(Torguud, Hoshuud, Dörbet et (T)Choros) de la confédération doit être légitimement
placée à sa tête.
Il est possible, nous dit le
grand savant, que ces histoires ne soient qu’une récupération d’un mythe
d’origine des Ouigours (qui n’ont rien à voir avec la confédération des
Dzoungar, à part qu’ils sont voisins). Peut-être. Peut-être pas. Quoi qu’il en
soit, dans d’autres versions rapportées par Birtalan, on trouve les mêmes
mythes avec ces précisions : l’enfant abandonné sous un arbre se maintient
en vie grâce à un astucieux dispositif de tuyaux (tsorgo) qui font couler de la sève de l’arbre directement dans sa
bouche. Or, comment s’appelle le groupe qui a des prétentions au pouvoir
légitime sur l’empire dzoungar ? les Tchoros ! « Ceux qui
descendent de l’enfant nourri à la paille d’un arbre » ! Tsorgo,
Tchoros, c’est presque le même mot, non ?
Je vous l’accorde : a priori, pas de danse là dedans. Sauf
que les danses mettant en jeu des lignées ou des clans furent bannies durant la
période socialiste au profit d’une conception très muséale de la mosaïque
ethnique des Oirad. De cela, on retrouve des traces dans certains chants qui
peuvent ou non accompagner des danses.
Mais surtout, ça permet
d’expliquer notre troisième et dernière histoire qui sert, elle, à expliquer le
sens d’une danse.
Ats,
la danse de l’arbre fourchu
Ats bii, la danse « à
califourchon », est une des plus spectaculaires de tout le répertoire
oirad, réalisée par les meilleurs danseurs de l’ethnie des Hotons. Selon la
petite histoire ce sont deux frères, un aîné et son cadet qui, en se promenant,
voient un arbre fourchu se balancer dans le vent. Hop, ni une, ni deux, voici
ce qu’ils font, et ils le chantent en même temps :
« Dansons en oscillant,
comme un arbre fourchu, / Dansons en nous balançant, comme un arbre
feuillu » (cité par Nanjid Nanžid, Dunžaa. Bij bijlegijn
gajhamšig [Merveilleuse bij bijleg]. Ulaanbaatar: Sojolyn Deed Surguul’,
2009, 36.)
Comme dans le salut cérémoniel de
nouvel an, c’est le cadet qui soutient l’aîné. La relation aîné/ cadet (ah/ duu) en Mongolie dépasse largement
les frontières de la fratrie. Mieux, elle structure et solidarise les réseaux
d’entraide et de transmission à toutes les échelles de relation au sein de la
société. Ce que le petit récit qui explique la danse met en valeur, c’est,
derrière l’anecdote de l’arbre fourchu qu’on décide d’imiter dans la danse,
l’indéfectible solidarité qui doit unir l’aîné et le cadet, comme les branches
d’un même arbre, comme les deux danseurs se confient l’un à l’autre dans un
moment d’équilibre précaire.
![]() |
Deux jeunes Hoton, des frères, s'exercent au périlleux équilibre de la danse Ats, sur la place centrale d'Ulaanbaatar (8 juillet 2013 ©R. Blanchier |
Le
bois des flèches
Or, dans l’Histoire secrète des
Mongols encore, c’est une image du même ordre qu’utilise Madame Alan-qo’a, une
lointaine ancêtre de Gengis Khan, pour expliquer à ses enfants en quoi doit
consister la solidarité entre frères :
« Un jour de printemps,
comme elle cuisait du mouton séché, elle fit asseoir en rang ses cinq
fils Bälgünütäi, Bügünütäi, Buqu-Qatagï, Buqatu-Saljï et Bodončar-mungqaq,
et leur donna à chacun un seul bois de flèche en leur disant de le briser.
Chacun, prenant son seul bois de flèche, le cassa et le jeta. Puis elle lia
ensemble cinq bois de flèches et les [leur) donna en leur disant :
« Brisez-les. » [Mais] à eux cinq, s’étant repassé successivement les
cinq flèches liées, ils furent incapables l’un après l’autre de les briser.
… Alan-qo’a parla encore à ses cinq fils
ces paroles d’instruction : « Vous, mes cinq fils, êtes nés d’un
seul ventre. Tel les cinq bois de flèches de tout à l’heure, si vous êtes
chacun seul, il sera facile à quiconque de vous briser comme chacun de ces bois
de flèches ; si vous êtes ensemble et d’accord commun comme ces bois de
flèches liés, à qui donc serait-il facile de vous [détruire] ? » (Histoire
secrète des Mongols, §19-22, trad. Pelliot).
L’arbre feuillu de l’histoire
secrète rassemble le peuple qui festoie et danse, l’arbre solitaire des
légendes oirad nourrit l’enfant orphelin destiné à devenir un grand prince,
l’arbre fourchu de la danse hoton, comme
le paquet de bois de flèches, symbolise lui aussi la solidarité de deux êtres
distincts ; et la danse, mieux que de longs discours, la met en actes… et
en spectacle !